Inapte au perroquetisme, ce planétaire et incessant plagiat comportemental, Gabriel Matzneff vit, aime et pense comme il l'entend. Son journal intime, dont le dixième volume vient de paraître, présente depuis 1953 les actes de cette liberté en mouvement. Mais il s'agit du dernier tome publié du vivant de son auteur, qui prévient: « Les néo-inquisiteurs m'attendent au tournant ». Libertin sans famille, ni « sectaire », ni « ratatiné », ni « rétréci », Matzneff choque par son appétit de vivre. Car l'insolence provocatrice consiste aujourd'hui à noter: « Les livres que j'aurai écrits, les femmes que j'aurai aimées, les bouteilles de chambertin que j'aurai bues, je les emporterai avec moi de la seule façon intelligente possible: en ayant savouré de mon vivant la plénitude des plaisirs qu'ils m'auront procuré ». Outre le fouetté du style, qui fut propre à son maître Montherlant, Matzneff possède l'art d'énerver ceux qui ne le liront jamais, ou distraitement. Dans le temps du présent volume (janvier 1985-avril 1986), l'auteur est « écartelé entre Marie-Elisabeth, Marie-Agnès, Anne, Brigitte, Anne-Chantal, Thuy, Diane, Elizabeth (de Lille), Isabelle (de Marseille), Catherine (de Besançon) ». Lectrices de son oeuvre, elles se partagent à Paris les jours et le lit d'un dandy lettré, dont la beauté corporelle n'a d'égale que la vivacité de son esprit. Affrontant avec tact les crises de jalousie qui agitent ses conquêtes, Matzneff se répète volontiers le précepte de son cher Paracelse : « Ne sois pas un autre si tu peux être toi-même ». A l'opposé d'une littérature à façon, l'artisanat du journal intime réussi consiste à transformer des êtres de chair en créatures romanesques; est-ce calamité si leur cher Gabriel donne aux demoiselles de rencontre l'épaisseur d'héroïnes de papier ?
On peut éprouver un grand bonheur privé dans la découverte livresque d'amours pleines. Car l'art est là, par l'une de ses fonctions: mettre en lumière des « fragments d'existence comme arrachés au temps perdu et d'autant plus précieux ». L'une de ses amantes écrivit un jour à Matzneff :
« Calamity, je ne comprends pas pourquoi le bon Dieu vous laisse en vie. Vous devriez mourir tout de suite. Vous faites trop de mal à celles qui vous aiment ».
Le sublime repose parfois au fond des râles épistolaires.
Joseph RAGUIN
« Calamity Gab » de Gabriel Matzneff. Editions Gallimard, collection « L'Infini ». 363 p., 25 Euro(s).